Les explorations russes d'Erwann: l’Ossétie du Nord, entre Cité des morts et hospitalité montagnarde

Erwann Pensec
Perchée dans les montagnes du Caucase, la république nord-ossète peut, en dépit de sa taille comparable à celle d’un grain de sable au milieu d’un désert que serait la Russie, se targuer de renfermer un riche patrimoine séculaire et imbibé de mystère, le tout, magnifié par un environnement naturel d’exception.

9 mai, soir du Jour de la Victoire. Les festivités s’achèvent sur l’axe piéton central de Vladikavkaz, capitale de la République d’Ossétie du Nord-Alanie, dans le Caucase russe. Malgré un ciel des plus menaçants, des dizaines de personnes, ballons en main, rubans de Saint-Georges épinglés, voire uniformes revêtus, demeurent devant la scène éphémère, érigée à quelques pas de l’habituelle statue de Lénine, et écoutent des enfants réciter, tant en russe qu’en ossète, des poèmes louant les vétérans et leurs exploits. Un spectacle donné, somme toute, dans toutes les villes du pays.

Mes bagages déposés dans un hôtel aux intérieurs dignes d’un palais impérial, je m’aventure dans le parc voisin portant le nom de Kosta Khetagourov, poète national ossète. Là, sous le couvert du verdoyant feuillage, un singulier mélange d’ambiances s’offre cependant à moi. Si petits et grands prennent part à ces festivités communes à l’ensemble de la nation, au détour d’une allée, me voici soudain plongé dans la culture traditionnelle locale : sur des accords folkloriques, de jeunes hommes s’adonnent à une démonstration acrobatique de lezguinka, danse ancestrale du Caucase, sous les applaudissements des spectateurs.

Les racines de cet entrelacement culturel remontent à il y a près de 250 ans. En effet, après avoir autrefois prospéré au sein d’un vaste royaume nommé Alanie, les Ossètes ont dû faire face, au XIIIe siècle, aux invasions tataro-mongoles, et n’ont eu d’autre choix que de se réfugier dans les montagnes. À l’étroit dans les hauteurs, s’est par la suite imposée à eux la nécessité de regagner la vallée. Aussi, ont-ils décidé de demander, en 1774, leur rattachement à l’Empire russe afin de bénéficier de sa protection. Un accord avantageux également pour l’impératrice Catherine II, qui obtenait ainsi accès à l’une des rares voies terrestres vers la Géorgie.

« J’aime Vladikavkaz », en langue ossète.
La ville s'offre aux visiteurs parée des couleurs tant de Russie que d'Ossétie.

Poursuivant mon chemin le long du fleuve Terek, qui prend sa source dans la très proche Géorgie et divise cette ville de 306 000 habitants en deux, j’aperçois, presqu’entièrement dissimulée derrière les nuages, la cime des monts servant de toile de fond au décor environnant. Alors que je traverse un pont gardé par deux félins dorés, se dresse ensuite devant moi la majestueuse silhouette équestre du monument à Issa Pliev, illustre figure ossète de la Seconde Guerre mondiale.

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La pluie se faisant battante, je rebrousse chemin par la rive opposée, dominée par la ravissante mosquée sunnite Moukhtarov. En réalité, si aujourd’hui la foi musulmane ne rassemble plus que 15%, (contre 49% pour l’orthodoxie et 29% pour le paganisme), des 700 000 habitants de la région, avant la Révolution de 1917 ce nombre s’élevait, selon les estimations, à 40%.

Ma journée s’achève enfin au restaurant Berdinberg, accolé à mon point de chute. Spacieux, cosy et des plus sophistiqués, cet établissement propose un large choix de mets et de boissons tous plus délicieux les uns que les autres, pour un prix étonnamment bas. Mes papilles ayant été charmées, j’aurai l’occasion d’y retourner à plusieurs reprises, et si je ne saurais que conseiller leurs soupes aux lentilles ou champignons ainsi que leurs limonades, la tourte traditionnelle ossète au fromage et herbes reste le met à privilégier pour découvrir la gastronomie locale (comptez environ 3 euros pour une tourte individuelle de 30cm de diamètre accompagnée d’une limonade).

L’énigmatique « Cité des morts »

Les charmantes rues de la capitale ossète ne constituent toutefois pas la principale motivation de ma venue dans cette minuscule république de 8 000 km², soit d’une superficie inférieure à celle de la Corse. L’objet de ma curiosité n’est autre qu’un site enveloppé de mystère : la nécropole de Dargavs.

Reculé dans les montagnes, ce lieu aussi éblouissant que fascinant se trouve, à vol d’oiseau, à 26 kilomètres de Vladikavkaz. Cependant, s’y rendre s’avère plus ardu qu’il n’y paraît. S’il était autrefois possible de l’atteindre par le biais d’une route bitumée, la surge (avancée rapide) du glacier de Kolka en 2002, a causé la destruction de cette dernière ainsi que la mort de 125 personnes, coupant Dargavs du reste du monde. Il est donc aujourd’hui nécessaire d’emprunter une voie serpentine escarpée et entièrement recouverte de roches, à moins d’effectuer un détour de plusieurs dizaines de kilomètres.

Les informations en ligne quant aux excursions organisées étant nébuleuses, je décide tout d’abord de m’adresser à l’agence du tourisme de Vladikavkaz. Il s’avère néanmoins rapidement que la solution la plus simple et la plus économique est de réserver un taxi (1 400 roubles – 20 euros pour l’aller-retour, auxquels s’est ajouté un pourboire de 500 roubles – 7 euros pour l’heure passée sur place).

Après une heure de route rythmée au gré de paysages tous plus splendides les uns que les autres et l’ascension épique et cahoteuse de cette fameuse piste pierreuse à bord d’une simple Lada Kalina, véhicule on ne peut moins adapté pour de telles escapades, j’aperçois au loin, se dressant tels des champignons géants sur le versant d’une montagne, les toits ardoisés des tombeaux de Dargavs.

Après m’être précipité hors de la voiture pour m’emparer d’un billet d’entrée (100 roubles – 1,40 euro), je me rue sur la pente herbeuse menant à ces sépultures séculaires. Les origines de ces structures ayant traversé les âges, que l’on retrouve en réalité aux abords de tous les villages ossètes, restent obscures, mais les chercheurs s’accordent à dire qu’elles ont accueilli bon nombre de leurs hôtes durant la dévastatrice épidémie de peste ayant entraîné, aux XVIII-XIXe siècles, la quasi disparition de la population d’Ossétie, qui est alors passée de 200 000 à 16 000 individus. Les personnes infectées se rendaient d’elles-mêmes dans le tombeau familial pour y passer leurs derniers jours, afin de ne pas contaminer leurs proches. Parfois, des familles entières, désespérées, gagnaient ensemble leur ultime demeure.

Aujourd’hui, leurs restes, parfois encore recouverts de vêtements, sont toujours visibles à l’intérieur de chacun de ces 97 édifices funéraires. De nombreux objets y ont d’ailleurs été retrouvés, qu’il s’agisse de bijoux et armes de différentes époques, de tissus orientaux, de céramique géorgienne et daghestanaise ou de vaisselle en verre russe. Fait intriguant, beaucoup de dépouilles reposent dans des auges en bois ressemblant étrangement à des barques. Près de l’une d’elle a même été retrouvée une rame, alors que les rivières à cette altitude ne sont pas navigables.

Les experts expliquent cela par la probable existence chez les Ossètes, et ce, encore récemment, d’un culte inconnu et semblable au mythe du Styx, fleuve que les défunts devaient traverser pour rejoindre les Enfers selon la mythologie grecque.

Quant à moi, je ne réalise pas. J’y suis, à Dargavs, l’un des deux lieux de Russie, avec les encore plus inabordables piliers rocheux du Manpoupounior, que je rêvais le plus de voir. L’atmosphère y est singulière, mystique même. De par son inaccessibilité, les visiteurs sont peu nombreux, me laissant ainsi la liberté de m’imaginer en explorateur d’une cité perdue, encerclée par de montagneuses murailles, dont les sommets se perdent dans les nuages.

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L’art ossète de vivre à la montagne

Vadim, mon chauffeur, s’étant révélé des plus amicaux, je le retrouve le lendemain pour une nouvelle virée hors de Vladikavkaz. Suivant notre route, sur le bas-côté de laquelle se tiennent ici et là des vendeurs de pastèques, de miel, de papakhas (coiffes masculines traditionnelles du Caucase en laine de mouton), de sacs de charbon et autres indispensables pour grillades, nous rejoignons à nouveau les contreforts des monts caucasiens, où déambulent en toute liberté d’innombrables bovins.

Alors que nous longeons un pittoresque cours d’eau, mon guide improvisé me confie qu’il fréquentait auparavant régulièrement ces berges avec ses amis. Et il ne semble pas être le seul à apprécier cet époustouflant cadre appelant au repos : je constate la présence de plusieurs individus y pêchant, pendant que d’autres se prélassent sur l’herbe tendre ou y partagent un pique-nique. Une véritable tradition locale, qui a même poussé à l’aménagement de nombreuses parcelles gîtes ou en zones de détente, avec tables, barbecues, et autres commodités, où les Ossètes louent un emplacement afin d’y passer du bon temps.

Après une halte pour déguster une rafraichissante eau de source tout juste descendue des hauteurs, nous nous engageons sur une piste de terre en quête de la gorge de Fiagdon. Désorienté, Vadim décide toutefois de consulter un habitant du coin, avec qui il conversera durant plusieurs minutes en ossète. Interrogé à propos de la situation actuelle de cette langue indo-européenne appartenant à la branche iranienne, mon compagnon de route avoue qu’elle n’est plus que peu utilisée, avant de répondre à un appel téléphonique … en ossète.

Monastère de Fiagdon

Respectant les indications, nous abordons ensuite la cité de Fiagdon. Si elle vivait autrefois de la mine, c’est aujourd’hui le tourisme qui l’anime. L’eau pure qu’offrent les montagnes alentours et le monastère de la Dormition bâti en l’an 2000 attirent il est vrai bon nombre de visiteurs. Ainsi, tandis que ses rues sont parsemées de pancartes « À louer », plusieurs imposantes résidences secondaires, semblables à de vastes manoirs, y sont récemment sorties de terre.

Au volant de sa petite Lada, Vadim entreprend alors l’ascension de l’un des versants sauvages dominant les environs. La pente se faisant abrupte, il ne tient qu’à peu de choses que le véhicule se retourne sur son toit, si bien que nous décidons, avec raison, de ne pas aller plus loin. Telle cette vache, allongée en haut d’une falaise et paraissant paisiblement contempler la vallée, je ne puis alors qu’être stupéfait par la beauté des lieux. Vadim, pourtant accoutumé à ces paysages, ne cache pas non plus son ravissement, et le voici galopant avec enthousiasme vers une crête, désireux de découvrir ce qu’elle dissimule.

À proximité, se dressent les tours de pierre de Tsmiti, village qui aurait été fondé par le chef de l’armée du dernier roi des Alains, peuple scytho-sarmate ayant parcouru l’Europe ainsi que l’Afrique du Nord et dont les Ossètes actuels sont les plus proches descendants.

En réalité, ces structures médiévales parsèment le flan des montagnes de la région, telles d’immuables sentinelles veillant sur ce havre de paix ayant tant charmé ces guerriers nomades qu’ils s’y sont établis pour y couler depuis des jours heureux.

Dans cet autre article, Erwann vous emmène à Oufa, fief des Bachkirs, où yourtes côtoient grattes-ciels et immeubles soviétiques.

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